ROI DIVIN (anthropologie)

ROI DIVIN (anthropologie)
ROI DIVIN (anthropologie)

Nombreux sont les auteurs qui, aujourd’hui, n’emploient plus l’expression «roi divin» qu’en la mettant entre guillemets: précaution qui indique qu’ils ont quelques doutes sur la valeur de son usage.

Frazer est, semble-t-il, le premier à avoir parlé de «roi divin». Dans l’édition de 1890 de son magistral ouvrage The Golden Bough (Le Rameau d’or ), il désigne ainsi les chefs qui, dans un premier stade de l’évolution de l’humanité, passent pour détenir un pouvoir sur la nature et doivent mourir lorsque leur condition physique ne leur permet plus de remplir leur fonction. En trois quarts de siècle, on s’est sensiblement écarté de l’usage de Frazer: si l’on s’en tient au seul traitement des matériaux africains, exemplaires on le verra, on s’aperçoit que se trouvent qualifiés de rois divins des personnages aussi différents que les faiseurs de pluie des groupes de pasteurs du Soudan, les rois du Bénin au Nigeria ou l’Aga Kh n, chef de la secte ismaélienne dont quelques milliers de membres vivent en Afrique orientale. L’historien et anthropologue J. Vansina n’hésite pas à appliquer l’expression à tous les monarques africains, qui, selon lui, présentent ces mêmes caractéristiques idéologiques.

Une telle extension du champ sémantique conduit à s’interroger sur la nature des faits dénotés par l’expression, sur l’histoire de son emploi et son utilité. C’est à partir de l’œuvre de Frazer qu’il faut chercher des réponses à ces questions.

La construction de Frazer

Frazer, qui distingue radicalement la magie de la religion (Le Roi magicien , I), fait d’abord passer l’humanité par un âge de la magie; plus tard, après avoir découvert la fausseté intrinsèque de la magie, les hommes sont conduits à la pratique de la religion, en tentant de se concilier les puissances supérieures.

Au premier stade de son évolution, l’homme se croit en mesure d’agir sur la nature. De telles certitudes sont encore sous-jacentes aux obligations auxquelles sont soumis les chefs de certains royaumes, qui doivent s’unir sexuellement à une de leurs épouses pour stimuler la croissance de la végétation; les fêtes de printemps et d’été de l’Europe ne seraient d’ailleurs que des traces lointaines de pareilles croyances (Le Roi magicien , II).

Dans les sociétés où de tels pouvoirs sont attribués aux hommes, ceux qui en possèdent le plus ont vocation au commandement. Tout en écartant l’idée que la magie aurait été l’unique voie d’accès au pouvoir, Frazer n’en écrit pas moins: «Ceux qui pratiquent cet art [la magie] doivent être des personnages d’importance et de grande influence dans toute société qui ajoute foi à leurs prétentions [...]; de fait, les magiciens, semble-t-il, sont souvent devenus des chefs et des rois.»

Corrélative à de telles croyances, l’obligation s’est imposée de protéger les détenteurs d’un pouvoir réglant le cours de la nature et assurant l’existence du groupe. Cela s’est traduit dans la multiplicité des rites qui entourent la vie du souverain. Chez les Turcs, on purifie les ambassadeurs en les faisant passer à travers les flammes avant qu’ils ne soient admis en présence du sultan; en Afrique, le roi de Loango ne peut être vu en train de boire ou de manger ni par les hommes, ni par les animaux, sous peine de mort pour eux; les Indiens Muyscas de Colombie tournent le dos à leur chef lorsqu’ils doivent lui parler.

Ces interdictions et obligations, si diverses soient-elles, servent, pour Frazer, la même fin: «La personne divine est une source de danger autant que de bénédictions; il ne faut pas seulement la défendre, il faut s’en défendre. Son organisme sacré, si délicat qu’un rien peut le déranger, est aussi, pour ainsi dire, chargé électriquement d’une dynamie magique ou spirituelle qui peut se décharger, avec un effet fatal dans tout ce qui entre en contact avec elle» (Tabou et les périls de l’âme ). L’ambiguïté du pouvoir est donc affirmée ici, dégagée d’une analyse des rituels.

Autre corrélation: la nécessité, pour la société, de se prémunir contre la perte de force de son souverain: «Nulle précaution, nul soin n’empêcheront l’homme-dieu de vieillir, de s’affaiblir et enfin de mourir [...]. Le danger est effroyable; car, si le cours de la nature dépend de la vie du dieu, à quelle catastrophe ne doit-on pas s’attendre par suite de l’affaiblissement graduel de ses forces, et de leur anéantissement final dans la mort ? Il n’existe qu’un seul moyen d’écarter le danger, c’est de tuer le dieu-homme dès qu’apparaissent des symptômes que ses forces commencent à décliner; et, avant que l’affaiblissement menaçant ne l’ait sérieusement atteint, il faut transmettre son âme à un successeur vigoureux» (Le Dieu qui meurt ). Nombreuses sont, en effet, les traditions mentionnant la mort rituelle des rois. Celle-ci intervient tantôt lorsqu’ils donnent des signes de vieillissement ou sont frappés de quelque infirmité, tantôt au terme d’un nombre défini d’années de règne.

Signalons une précaution de Frazer: il se soucie de bien distinguer les morts rituelles commandées par l’affaiblissement du roi des rites d’expulsion et de purification au cours desquels une population élimine un porteur d’éléments maléfiques. Il arrive, en effet, que, dans certaines sociétés, le roi mis à mort fasse aussi figure de bouc émissaire. Il y a là, écrit Frazer, «un mélange de deux coutumes qui étaient autrefois distinctes et indépendantes» (Le Bouc émissaire ).

La construction élaborée par Frazer est présentée dans une œuvre d’une ampleur exceptionnelle: les douze volumes du Cycle du Rameau d’or . Elle progresse selon une double voie: un ensemble de propositions théoriques, logiquement articulées les unes avec les autres; une accumulation de faits qui les illustrent et les fondent, souvent isolés de leur contexte culturel et cités sans que les sources aient été l’objet d’un examen critique. On a porté au crédit de Frazer la théorie du roi divin, oubliant peut-être un peu vite, on le verra, le caractère évolutionniste de sa reconstitution historique.

L’œuvre de Frazer est toutefois touffue et il appartint à C. G. Seligman – qui lui avait fourni un de ses plus beaux exemples de roi divin, celui du chef d’une population du haut Nil, les Shillouk – de donner de ce genre de souverain une définition ramassée, précise, aisée à utiliser. Dans la «Frazer Lecture» de 1933, il indique en quatre points ce qu’est le modèle frazérien: le roi divin détient un pouvoir sur la nature; il est le centre dynamique de l’univers; ses actes et le cours de son existence doivent être soigneusement ordonnés; il doit être mis à mort ou invité à se suicider à l’approche de la sénescence ou après un certain nombre d’années de règne. Seligman prend le soin de distinguer, parmi les souverains, ceux qui, tout en étant responsables du bien-être de la population, ne sont pas mis à mort – ce sont les «rois prêtres» – de ceux qui doivent être éliminés – ceux-là sont les rois divins. Le texte de Seligman servira de référence à tous ceux qui apporteront quelque rigueur dans l’analyse des institutions politiques.

L’Afrique, terre des «rois divins»

Les exemples africains cités par Frazer ne sont pas plus nombreux que ceux qu’il tire de l’histoire de l’Antiquité ou de celle des peuples européens, mais ils retiennent l’attention pour deux raisons. Ils illustrent un moment crucial de l’évolution: dans les sociétés africaines, «où, dit Frazer, la dignité de chef et de roi atteint son plein développement, les épreuves sont relativement abondantes pour montrer le passage du magicien et plus particulièrement du faiseur de pluie au rang de chef» (Le Roi magicien , I). Ils ont, de plus, l’avantage de provenir de sociétés vivantes et les analyses qu’en présente l’auteur du Rameau d’or ne reposent pas sur de fragiles reconstitutions historiques: c’est ainsi que le roi des Shillouk, le reth, sera un cas exemplaire de roi divin.

Par la suite, ce sont les études des sociétés africaines qui raviveront l’intérêt porté aux thèses de Frazer, par ailleurs mises en question ou ignorées.

Dans la première moitié du XIXe siècle, l’intérêt des africanistes pour la royauté divine est venu du rôle attribué à l’Égypte dans l’histoire du passé africain. Pour Seligman, la présence de rois divins en Afrique orientale s’explique par les migrations des populations dites hamitiques, apparentées aux occupants de l’Égypte prédynastique. Pour C. K. Meek, qui consacre une importante étude au royaume jukun situé dans la vallée de la Bénoué, au Nigeria, les similitudes entre les institutions monarchiques des jukun et celle de l’Égypte pharaonique sont la preuve de l’extension des influences égyptiennes dans l’ouest de l’Afrique.

Le roi jukun est, selon Meek, «l’image terrestre de la pluralité des dieux; il aurait peut-être autrefois été identifié avec le Soleil et la Lune». Détenteur de pouvoirs sur les vents, la pluie, tenu d’assurer de bonnes récoltes – la population l’appelle «notre mil» –, il était mis à mort en cas de catastrophes naturelles; son règne ne durait que sept ans, après quoi il était étranglé. Une cérémonie, brièvement évoquée par Meek, qui n’hésite pas à la lier à la fête du Sed des anciens Égyptiens (H. Frankfort, Kingship and the Gods ), aurait été exécutée dans le passé pour revigorer le monarque et reculer l’échéance mortelle.

Les caractères reconnus à la monarchie jukun sont étendus de proche en proche aux populations du Nigeria, entre lesquelles des liens de filiation sont attestés. Plusieurs auteurs se contentèrent de similitudes entre rituels d’intronisation, d’analogies entre les statuts royaux et les étiquettes des palais pour affirmer la divinité des chefs des sociétés dont ils traitent.

E. Meyerowitz a même dressé (dans son ouvrage The Divine Kingship in Ghana and Ancient Egypt ) un parallèle entre la royauté divine des Akan de l’actuel Ghana et celle de l’Égypte ancienne, mettant les premiers en relation avec la terre des pharaons par des migrations tout à fait hypothétiques.

Les critères retenus par Seligman sont en partie négligés dans les textes relatifs à l’Afrique occidentale, car il n’y a de mort rituelle ni chez les Igala (cf. Clifford), ni dans les royaumes yorouba (cf. Lloyd), ni au Bénin, ni chez les Rukuba du plateau central du Nigeria étudiés récemment, où l’on note toutefois un meurtre du roi par substitution (cf. Muller).

Cet élargissement de l’aire d’extension des rois divins en Afrique occidentale a surtout été le fait d’africanistes attachés à relever des parallèles entre l’ancienne Égypte et les royaumes de l’Afrique subsaharienne. Les étiquettes attribuées par des spécialistes occasionnels l’ont souvent été sans rigueur, mais ceux-ci ont contribué à faire du continent africain, au moins apparemment, une terre d’élection de la royauté divine.

Lorsqu’en 1933 Seligman dresse la liste des sociétés qui satisfont aux critères qu’il vient de formuler, il en énumère une quinzaine; aujourd’hui, on pourrait compter plusieurs dizaines d’ethnies à propos desquelles on a parlé de roi divin. Le domaine africain est certainement celui qui se prête actuellement le mieux, pour cette raison, à un examen de l’usage qui a été fait de la théorie de Frazer.

Un débat sur le régicide

La définition de Seligman semblait permettre d’identifier aisément les rois divins: il suffisait de s’assurer de la présence, dans une société, des traits retenus par cet auteur.

Un seul débat s’est ouvert, mettant en question le caractère de la mort infligée à un souverain précisément tenu pour un bon exemple de roi divin. Dans la «Frazer Lecture» de 1948, Evans-Pritchard, reprenant les matériaux shillouk, conclut que la mise à mort rituelle du souverain est probablement une fiction: si l’élimination brutale du monarque ne peut être contestée, il est raisonnable de l’attribuer aux rivalités politiques.

Les traditions concernant la mort du chef shillouk doivent être examinées dans le contexte social. Le royaume est constitué par des patrilignages répartis sur les moitiés nord et sud du pays, qui s’opposent. Cette organisation, lâche et segmentaire, dominée par l’institution monarchique qui en symbolise l’unité, permet aux compétitions pour le pouvoir de se faire jour et aux princes de trouver des appuis suffisants pour conduire une rébellion lorsque la population est mécontente.

Si une partie des récits concernant la mort du roi parlent de souverain étranglé, étouffé ou emmuré, d’autres indiquent qu’un prince peut provoquer le roi au combat sans que ce dernier puisse demander assistance. Un opposant, sûr du soutien d’une fraction du pays, peut ainsi l’emporter et succéder au monarque abattu. Pour Evans-Pritchard, ces traditions rendent compte de façon appropriée de la mort du reth.

Quant à la référence à la mort rituelle, elle n’est qu’une façon d’affirmer la valeur mystique de la royauté. Chez les Shillouk, le roi est en effet l’incarnation du fondateur du pays, Nyikang, dont tout procède: «Ce n’est pas l’individu régnant à un quelconque moment qui est roi, mais Nyikang, intermédiaire entre l’homme et dieu», déclare Evans-Pritchard. L’incarnation de Nyikang dans la personne royale fait de la royauté le garant et le symbole de l’unité du pays et l’élimination d’un roi affaibli permet de préserver l’institution monarchique. C’est, conclut l’auteur, moins le roi qui est divin que la royauté. La logique des conceptions religieuses de Frazer fait place à une interprétation sociologique des faits. Faute de meurtre rituel, que devient alors la divinité du roi? Celle de la royauté lui est substituée.

Autant l’interprétation politique de la mort du reth fondée sur une tradition est recevable, autant le reste de l’analyse d’Evans-Pritchard paraît spécieux. L’argumentation est sans contrepartie dans l’idéologie des Shillouk, et l’on peut, contre cet auteur, prétendre que la tradition légitimant le meurtre du roi régnant par un prince plus vigoureux fait du personnage royal lui-même le pivot de l’institution politique.

On peut, par métaphore, passer du roi divin à la royauté divine; mais inverser le sens de la figure est un artifice, qui rappelle de façon banale que les régimes politiques sont attachés à la stabilité des institutions.

Evans-Pritchard sema le doute dans les esprits, mais il ne reçut de réponse véritable que près de vingt ans plus tard. Dans un article de la revue Africa (1966) consacré à la royauté divine chez les Jukun, M. Young rappelle que la tradition politique retenue par Evans-Pritchard pour rendre compte de la mort du reth n’est pas mieux prouvée que l’autre: l’organisation de la société la rend plus plausible. Chez les Jukun, le poids des congruences étant inversé en faveur des croyances religieuses, Young opte pour une interprétation rituelle de la mort de leur chef. Il n’y a, chez les Jukun, aucune trace de rébellion venue de la campagne; l’entourage du roi, qui décide de son élimination, ne peut y trouver avantage, car il est ensuite écarté de ses positions. L’histoire n’est pas sans faire allusion à des révoltes, mais elles aboutissent à des sécessions. En regard, les obligations rituelles du monarque, son identification marquée avec la végétation, ses responsabilités conduisent Young à penser que la mort rituelle est essentiellement compatible avec le développement des croyances et des règles touchant le royaume.

Cette controverse révèle que, face à un critère qui s’inscrit nécessairement dans le concret – la mort –, des doutes peuvent être exprimés sur les conditions dans lesquelles elle se produit et la réalité de la royauté divine se trouver ainsi mise en cause.

Les pouvoirs du roi

Il est légitime d’examiner avec le même souci d’exactitude les observations relevées à propos des pouvoirs exercés par les rois sur la nature et des liens qu’ils entretiennent avec leur vigueur propre. Il y a là en effet un autre caractère essentiel de la divinité du roi.

On a retenu deux situations, bien étudiées, celle des Lovedu et celle des Nyoro, dont les souverains ont été qualifiés de rois divins par Frazer et Seligman. Les Lovedu forment un minuscule royaume situé dans une réserve de la province du Transvaal en Afrique du Sud. La tradition veut que les femmes qui règnent sur l’État, fondé à la suite d’une migration, se suicident par le poison après que quatre initiations ont été effectuées sous leur règne. Les dates des décès les plus récents et les circonstances dans lesquelles elles se donnent la mort sont rapportées dans The Realm of a Rain-Queen par E. J. et J. D. Krige.

Que dit-on des pouvoirs de la souveraine? Si la condition physique de celle-ci doit être parfaite, elle paraît sans rapport avec le bien-être de la population: on ne craint ni ses défaillances physiques, ni sa vieillesse. C’est, précisent les Krige, son suicide qui lui confère sa divinité: elle meurt de son propre fait. Elle prend alors place parmi les ancêtres royaux qui, avec ceux du reste de la population, sont les destinataires des recours religieux. Il existe au-dessus d’eux un dieu créateur, Khuzwane, mais on ne lui rend aucun culte.

C’est des ancêtres que dépendent la santé de la population et la fertilité des terres. Des prières sont adressées et des offrandes faites à ces derniers: ils sont, en effet, enclins à se plaindre, affligeant leurs descendants de maux sans pour autant leur donner la mort, laquelle est souvent attribuée à la sorcellerie.

L’intervention de la souveraine vise essentiellement à obtenir de la pluie: elle est «celle qui transforme les nuages». Son activité, associée avec celle d’un devin chargé de déterminer les raisons des sécheresses, a un double aspect. La reine possède des médecines qui sont conservées dans des pots de terre et dont le mode d’emploi doit rester secret; cependant celles-ci ne doivent pas perdre leur force: on les nourrit de verdure et de termites. Le recours à ces moyens, que l’on peut qualifier de magiques, ne suffit pas: la reine ne peut agir sur la pluie qu’avec l’agrément des ancêtres royaux. Il arrive même qu’elle soit obligée de sacrifier sur leurs tombes pour obtenir l’eau. Les Krige, qui ont observé le fait, le commentent ainsi: «Ce sacrifice est extrêmement rare, mais il illustre le mélange habituel et significatif du religieux avec ce que l’on devrait qualifier de rite purement magique.»

Examinons le second cas. Le roi des Nyoro, le Mukama, est soumis à une étiquette qui règle tout le cours de sa vie. Il doit, au milieu de chaque nuit, gagner la laiterie royale pour achever d’y dormir; au petit jour, de jeunes taureaux lui sont présentés, dont il touche le front en leur demandant de le mettre à l’abri du mal et en les priant d’être bénéfiques pour le pays. Sa journée est partagée entre les audiences et une visite au troupeau royal. Il est nourri, le matin et à midi, de lait que lui présente une vierge et, au repas du soir, il absorbe quatre morceaux de viande, que son cuisinier doit lui introduire dans la bouche sans toucher ses dents, sous peine de mort. Aucune personne, aucun animal malade ne doivent rester dans l’enclos royal.

Si la tradition exige qu’il soit en bonne santé, rien n’indique qu’il y ait une relation entre, d’une part, la vigueur du monarque et, de l’autre, la condition du troupeau, l’état de la végétation et la pluie.

Des recours religieux sont ouverts au monarque comme au reste de la population pour tenter de préserver la santé des personnes et la prospérité du pays. On fait des offrandes aux esprits ancestraux, en particulier aux esprits des personnes riches, lesquels, s’ils sont négligés, peuvent frapper de maladie gens et bêtes. On fait des sacrifices à un esprit de la terre pour sauver les récoltes et le roi se fait, en particulier, remettre des animaux à égorger pour le cas où de violentes tempêtes s’abattraient sur le pays. Les divinités les plus importantes sont les Bachwezi, esprits liés à d’anciens habitants de la région. Des sanctuaires leur sont réservés et leurs prêtres opèrent comme médiums. J. Roscoe énumère dix-neuf de ces esprits, dont chacun a ses attributs. L’un d’eux, Wamala, est le dieu de l’Abondance; il est responsable de la croissance de la population, de celle des troupeaux et de l’état des récoltes. Il possède un sanctuaire au voisinage de la résidence royale et le roi le fait régulièrement consulter, lui fait offrir des sacrifices. Les Nyoro reconnaissent enfin un dieu créateur, Ruhanga, qui n’a ni sanctuaire, ni prêtres. Roscoe relève toutefois que Ruhanga est invoqué par le souverain lui-même dans une cérémonie annuelle destinée à apporter des bienfaits au pays.

Lorsque, en cas de sécheresse, la population ne peut obtenir de l’eau en recourant au faiseur de pluie ordinaire, elle s’adresse au roi. Ce dernier se fait alors remettre des animaux qui seront sacrifiés par le principal faiseur de pluie. Procédure magique, invocations et sacrifices concourent alors à l’obtention de la pluie.

Le roi devait, s’il était malade ou impotent, s’empoisonner ou courir le risque de mourir de la main d’une de ses femmes. Roscoe précise toutefois, ainsi que J. Beattie, qu’il s’agit là d’une pratique ancienne.

Ces données appellent plusieurs observations. En premier lieu, la bonne condition physique exigée des souverains est sans relation avec le bien-être de la population et avec les éléments naturels. On peut ensuite remarquer que santé, pluie, prospérité sont, en dernier ressort, obtenus par des interventions royales: la reine des Lovedu utilise concurremment procédés magiques et recours religieux; le roi des Nyoro doit faire appel à des prêtres et à des faiseurs de pluie. En troisième lieu enfin, la mort des souverains, quelles qu’en soient les circonstances, n’est pas liée à une déperdition de leur pouvoir, puisque celui-ci paraît inexistant.

On peut, dans le cas des Nyoro, conclure que leur souverain n’a pas sa place parmi les rois divins: Beattie en fait d’ailleurs simplement un roi sacré. La combinaison d’action magique et d’activité religieuse qu’on a notée chez la reine des Lovedu est répandue parmi les rois divins. Les faiseurs de pluie dinka recourent à des sacrifices pour obtenir de l’eau (cf. Seligman); le roi des Shillouk (Evans-Pritchard), les chefs nyakyusa (Wilson), le roi des Jukun (Meek) recourent aux ancêtres, directement ou indirectement, pour satisfaire les besoins de leurs sujets. Les anthropologues qui ont fait d’eux des rois divins ont-ils tiré argument de ce que la tradition leur attribuait des pouvoirs sur la nature? Que de tels pouvoirs s’accompagnent de pratiques religieuses puisse constituer un problème, cela apparaît clairement dans l’analyse, par A. Richards, du pouvoir du roi des Bemba, population de la Zambie: leur souverain, qui ne commande ni à la pluie, ni à la végétation, doit faire exécuter des sacrifices en cas de sécheresse; par ailleurs, ses activités sexuelles réchauffent le pays, le stimulent, lui sont bénéfiques. Richards déclare à ce propos: «C’est en raison de l’influence surnaturelle de ses actes sexuels que je trouve difficile de considérer le chef bemba simplement comme le grand-prêtre d’un culte des ancêtres, ce qui autrement aurait été l’expression appropriée.»

L’usage du modèle et ses principes

On peut se demander si le choix de Richards est fondé, ne serait-ce qu’en raison de la nature des sollicitations religieuses qui visent le bien-être de la population. L’existence, chez les souverains, d’une double source de pouvoirs, l’une constituée par la détention de forces personnelles ou de moyens magiques, l’autre par un recours aux ancêtres et aux dieux, pose un problème: quelle part chacune de ces sources a-t-elle, en effet, dans la prospérité du pays? La magie même ne paraît-elle pas impuissante sans la pratique sacrificielle? On se demande si, dans les cas considérés, on n’a pas forcé l’usage du modèle frazérien en ne retenant que les faits correspondant aux critères précisés par Seligman? Ces difficultés relatives à l’usage du modèle de Frazer ne conduisent-elles pas à une mise en cause de la conception de celui-ci?

La définition élaborée par Frazer du roi divin repose sur deux propositions: une opposition magie/religion et une conjonction homme/dieu. L’auteur du Rameau d’or s’est fondé, pour cela, sur des séquences historiques qu’il croyait pouvoir dégager des faits à sa disposition, et qui l’ont conduit à sa conception de l’homme-dieu. Le modèle est, pourrait-on dire, marqué, si ce n’est vicié, au départ par des catégories liées à un ordre historique dont l’artificialité est manifeste.

On conçoit, dès lors, qu’il soit difficile de rencontrer, dans les sociétés africaines, des figures répondant à une conjonction homme-dieu ou roi-dieu. Rien ne permet d’assimiler la reine des Lovedu à ses ancêtres morts; comment, en effet, se confondrait-elle avec des éléments qu’elle sollicite? La situation nyoro est plus complexe encore, puisque, entre les ancêtres et le dieu suprême se situent les Bachwezi, consultés et propitiés au nom du roi. Aucune réduction entre les hommes et les dieux ne peut être faite au sein d’un système de croyances à partir de critères extérieurs, et il appartient à chaque société de dire si elle trace ou non une limite entre les hommes vivants, les morts et la divinité.

Le statut royal, si singulier soit-il, n’abolit pas les classifications implicites ou explicites des croyances d’un peuple. L’identification d’un souverain régnant avec ses prédécesseurs, à la suite de la transmission de composantes de la personne de chacun de ceux-ci, ne supprime pas pour autant la différence entre les vivants et les morts: elle marque la continuité du pouvoir, confère au chef désigné les éléments de son charisme, hausse celui-ci au-dessus du reste de la communauté, mais il ne prendra qu’après sa mort place parmi les ancêtres qu’il sollicite. Cela se lit clairement dans le rôle religieux du souverain. On ne peut davantage prendre à la lettre le langage des cours et la rhétorique des adresses au roi – selon lesquels il est tour à tour une plante, un animal, un éternel vainqueur, un dieu – sans être familiarisé avec les procédés du discours du lieu. L’expérience montre qu’il existe une image du souverain qui est élaborée pour le public et qui a une fonction politique et une image privée qui appartient à son entourage et à ses femmes.

Le statut royal institue, au sein de la société des vivants, une différence, qui permet à l’ordre politique de fonctionner. On ne peut, sans qu’il y ait d’indication en ce sens, abolir la différence entre les rois et les dieux – ceux-ci ne seraient-ils que des ancêtres du moment que les chefs politiques ont précisément leurs recours dans ces dieux.

On peut souligner que quelques rares auteurs ont fait un usage raisonné de l’expression «roi divin» lorsque, en lui conservant le sens défini par Seligman, ils s’en sont servi pour qualifier les souverains dont ils s’occupaient. Mais en examinant attentivement les faits africains, on constate que cela ne s’est fait que dans l’ignorance de la complexité des rôles royaux. Le modèle même de Frazer repose sur une axiomatique irrecevable aujourd’hui. L’expression de roi divin n’a donc pas de propriété classificatoire.

L’usage lâche qui a été fait par ailleurs de l’expression a conduit à l’appliquer à des souverains qui ne partagent avec les rois divins que des caractères secondaires, concernant le statut, l’étiquette, l’importance des rôles rituels. Il n’y a plus dès lors, dans un tel usage, qu’une commodité, marquée d’ethnocentrisme et visant à distinguer, à propos des chefs, des sociétés où la séparation naturel/surnaturel n’est pas faite et des sociétés où elle l’est.

Encyclopédie Universelle. 2012.

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